samedi 17 janvier 2015

"Trop peu de pommes au pommier"


















A propos de l'humour

   Depuis maintenant quelques années s'est développée une idée bien curieuse dans nos sociétés : celle que rire de tout est un droit absolu et divin, et que celui s'insurgeant contre cette idée est le dernier bastion barbare à détruire pour atteindre la liberté. Il a pourtant été démontré à maintes reprises que le rire n'était qu'un outil de cohésion sociale parmi tant d'autres, permettant de créer des groupes sociaux, de séparer ou de rassembler. L'humour arme sociale se pose donc dans un contexte social qu'il est important de définir. Si nous prenons le modèle dit ''dominant'' (au sens où le retrouve majoritairement aussi bien chez Tata Josette de Toulouse que Tonton Olaf d'Autriche), ce contexte serait celui où l'homme blanc cisgenre* valide et hétérosexuel serait le plus privilégié et où le reste de la population appelée très audacieusement par les plus rustres ''minorités'' (comprendre tout ce qui n'est pas du type dominant : femme, noir.e, transgenre, handicapé.e homosexuel.les...) serait constamment mis dans la ligne de mire de la satyre.
Comment ne pas se rendre compte en effet que la plupart des mots de notre vocabulaire, censés être vulgaires ou drôles sont des mots s'associant très souvent à la sexualité des femmes ou des homosexuels, c'est-à-dire dans l'idée générale à la position du soumis. On parle ''d'aller se faire enculer'', d'être une ''tapette'' etc...là où la sexualité masculine est montrée comme symbole de courage et de force : avoir des couilles. Couilles qui d'ailleurs sont molles et très sensibles, l'injonction est mal choisie.

Pour en revenir à l'idée de l'humour dominant, essayez l'expérience suivante : faites une blague sur les femmes ou sur une communauté non-blanche elle sera automatique comprise par votre auditeur, essayez maintenant une blague sur un homme blanc valide, vous risquerez sans doute bien plus un bide. S'agirait-il donc seulement d'interchanger les individus dans la blague pour la rendre acceptable ? Et bien non me direz vous en dressant des pancartes de protestation, car pourquoi devrait-on s’interdire de rire d'une tranche de la population en position inconfortable si l'on peut aussi rire des privilégiés ? C'est à ce stade qu'intervient le problème du contexte : dans un monde où les privilèges sont conservées depuis des années par le même groupe de personne et où obtenir des libertés pour tout le monde n'est pas la priorité générale, il est difficile de faire avancer les choses quand on continue d'utiliser les mêmes boucs émissaires pour faire rire. La stigmatisation est éternelle et on en vient même à ce que beaucoup de personnes ne comprennent pas en quoi cela pourrait être problématique de rire d'une blague entérinant des clichés.

 La phrase de Pierre Desproges reprises de nombreuses fois et très maladroitement par les grands défenseurs de la gaudriole, prise dans son réel contexte explique très bien ce problème.
« On peut rire de tout mais pas avec n'importe qui. » Quand Desproges dit cela, il déclame un sketch auprès de Jean-Marie Lepen, invité à l'émission où il paraît, et Desproges s'interdit de rire à côté de quelqu'un comme Jean-Marie Lepen. Au-delà du fait que JM Lepen n'appelle pas au fou rire, Desproges montre quelque chose d'important : le rire est un vecteur social, rire avec un raciste conservateur d'extrême droite, même sans partager ses idées, c'est lui donner du crédit et approuver une part de ses idées sans même les énoncer. Si vous pensez que le fond est plus important que la forme quand vous justifiez votre plaisanterie par ''C'est une blague je ne suis pas raciste/homophobe'' posez-vous d'abord la question pourquoi vous vous trouvez ça drôle, vous risquerez de vous retrouver face à quelque chose qui pose problème à votre conscience : si vous en riez c'est que dans le fond vous partagez quelque chose avec cette blague. Ce quelque chose est la pensée pré-dominante qui assoit son humour au-delà du bien-être d'autres personnes, l'imposition de la liberté du rire contre le barbarisme de celui qui ne rit pas à votre blague satyrique. La prochaine fois que vous rirez quand on vous parlera de travesti, de tapette, de feuges, de renoi, de viols, d'handicapé, demandez-vous qui sont les personnes qui ont ri les premiers à ces blagues, faites la corrélation avec le fait que vous ne connaissez que très peu de blagues qui blesseraient un homme blanc riche valide hétéro cisgenre, pensez-vous réellement que c'est une liberté acquise par tous de pouvoir rire de tout ?

L'humour est vaste, vous pouvez l'explorer sans continuer de marcher sur la tête d'autres personnes, et pensez que les privilèges sont très inégalement répartis, et que pour certains il va falloir attendre encore longtemps pour voir émerger une petite pousse de liberté.



*cisgenre : Se dit pour une personne qui se reconnaît et est reconnue dans le genre qu'on lui a assigné par son sexe (état civil)

 

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